Le devoir de conseil du notaire dans le cadre d'un acte constitutif de société
Présentation des faits 1
Le 30 janvier 1996, Monsieur C et Madame D ont, par acte du notaire M, constitué une SPRL. La société a pour objet la vente de combustibles. Le capital était de 750.000 francs représenté par 750 parts dont 740 pour Monsieur C et 10 pour Madame D.
Le 08 juillet 1997, la société a été déclarée en faillite.
Le curateur qui a été désigné a demandé au tribunal que les fondateurs soient condamnés à s’acquitter de la somme représentant le solde non libéré du capital souscrit.
En outre, le curateur a demandé que les deux fondateurs soient condamnés solidairement au paiement du passif sur base de l’article 123, 7° des lois coordonnées sur les sociétés commerciales.
Le premier juge a condamné solidairement les deux fondateurs à payer la somme de 750.000 francs considérant que le capital souscrit était manifestement insuffisant pour assurer l’exercice normal de l’activité projetée.
Madame D a cité en garantie le notaire D d’avoir manqué à son devoir de conseil. Le juge a considéré que le notaire avait commis une faute.
Madame D a interjeté appel de cette décision en vue notamment, que le notaire soit condamné à la garantir à concurrence de 100%.
Le notaire D a fait une demande reconventionnelle car il estime la demande en garantie dirigée contre lui comme étant non-fondée. En outre, il demande que Madame D soit condamnée à lui payer des dommages et intérêts.
Décision de la Cour d’appel de Mons
La Cour constate que le plan financier repris dans l’acte de constitution de la société, présenté sous la forme d'un compte de résultat, avait un caractère fort sommaire.
Ainsi, le plan a été conçu dans l'improvisation, sans analyse sérieuse des ressources de la société et sans tenir compte de l'importance des charges.
La Cour conclut donc à l'insuffisance du capital social.
Madame D a fait valoir qu'elle n'a accepté de participer à la fondation de la société que par pure complaisance, en vue de rendre service à Monsieur C qui était un ami mais que c'est ce dernier qui élabora le plan financier et qui intervint seul dans la gestion de la société.
La Cour considère qu’étant donné que Madame D avait consenti à souscrire dix parts sociales, il appartenait à cette dernière de se comporter comme l'eût fait tout fondateur normalement prudent et consciencieux en examinant les documents qu'il lui était demandé de signer, en se les faisant expliquer au besoin.
La Cour condamne solidairement les deux fondateurs, mais considère qu’il y a lieu d’imputer une plus grande part de responsabilité à Monsieur C.
En ce qui concerne la responsabilité du notaire, la Cour rappelle que le notaire n'intervient pas dans l'élaboration du plan financier et ne garantit ni le réalisme ni la sincérité des prévisions qu'il contient. Cela étant, il appartient au notaire d'attirer l'attention des fondateurs sur l'importance du plan financier et sur ses insuffisances manifestes.
En s’entretenant avec Madame D, le notaire aurait pu facilement se rendre compte qu'elle ne disposait d'aucune connaissance en matière commerciale et en droit des sociétés et n'exerçait aucune activité dans la société, que ce soit comme associée, aidante ou employée.
La Cour considère que compte tenu de la responsabilité pouvant être mise à la charge de fondateurs de SPRL et des conséquences particulièrement graves qui sont susceptibles de s'ensuivre, le notaire, spécialisé en droit des sociétés – comme doit l'être tout notaire normalement compétent, s'il s'était un tant soit peu intéressé à la situation de Madame D, aurait pu conseiller aux parties de faire choix d'une formule juridique plus adéquate.
Selon la Cour, le notaire aurait pu proposer la mise en place d'une SPRLU, cette forme de société ne comportant qu'un associé et présentant les mêmes avantages qu'une SPRL.
Ne le faisant pas, le notaire a failli à son devoir de conseil. Par ce manquement à son devoir de conseil, le notaire a donc fait perdre à Madame D une chance de ne pas devenir fondateur et de ne pas encourir la responsabilité aggravée qui s'attache à ce statut, chance qui peut être évaluée à un tiers des condamnations prononcées à charge de cette dernière.
Bon à savoir
Dans le cadre de la constitution d’une société, il est intéressant de noter qu’il est fautif de comparaître à cet acte par pure complaisance, à savoir, sans affectio societatis véritable. 2
Suite à une faillite et un plan financier sommaire comprenant une insuffisance du capital social, les fondateurs de la SPRL peuvent être tenus responsables et être condamnés solidairement.
Cela étant, le juge a la possibilité de limiter le dommage mis à la charge solidaire de chacun des fondateurs compte tenu des fautes de gestion commises par le gérant et qui ont contribué à aggraver le passif de la faillite.
Concernant la responsabilité du notaire, il y a lieu de préciser que le notaire n'intervient pas dans l'élaboration du plan financier et ne garantit ni le réalisme ni la sincérité des prévisions qu'il contient 3. Cela étant, il appartient au notaire d'attirer l'attention des fondateurs sur l'importance du plan financier et sur ses insuffisances manifestes. 4
Ainsi, l’absence de référence au capital social dans le plan financier ne constitue pas une faute de nature à engager la responsabilité du notaire étant donné que le document transmis avait été rédigé par un conseiller fiscal et expert judiciaire et qu’il ne paraissait pas farfelu à sa seule lecture. 5
En matière de plan financier, le notaire doit informer les fondateurs sur l’importance du plan financier ainsi que ses conséquences, fournir aux fondateurs les considérations générales sur le plan ou conseiller l’assistance d’un expert-comptable, et exiger la production du plan avant la réception de l’acte afin de pouvoir l’examiner. 6
Toutefois, le notaire qui, suite à un simple entretien avec un des fondateurs, aurait pu constater que ce dernier n’avait souscrit des parts sociales dans la SPRL uniquement par complaisance et dans la croyance qu’il fallait au moins deux associés pour créer la société, manque à son devoir de conseil. Ce dernier aurait dû proposer la forme d’une SPRLU.
Ndlr. : la présente analyse juridique vaut sous toute réserve généralement quelconque.
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1. Mons 25 octobre 2001, R.R.D, 2002, liv. 102, 74.
2. P. Van Ommeslaghe et X. Dieux, «Les sociétés commerciales, Examen de jurisprudence», R.C.J.B. 1992, p. 604, n° 12.
3. Mons 26 novembre 1998, J.D.S.C. 2000, p. 185, obs. M.-A. Delvaux; R.R.D. 1999, p. 46.
4. Voyez : X., Le rôle consultatif du notaire, de l'expert-comptable et du conseil fiscal à l'occasion de la constitution de sociétés, Accountancy & Tax (F) 2004, liv. 1, 40-50.
5. A. COIBION., « L'insuffisance manifeste du capital social à la lumière du plan financier et la responsabilité encourue par les fondateurs et le notaire instrumentant », R.D.C. 2002, liv. 9, 715-724.
6. H. Hubert, “Plan financier et responsabilité notariale”, J.T. 1982, p.71.